mardi 31 mai 2016

 jour 22


vendredi 18 mars 2016

  Le beau temps poursuit son offensive sur la mer d'Arabie : ciel dégagé, mer très calme et vent arrière égal à notre vitesse ce qui se traduit par une absence totale de vent relatif. Il n'y a pas grand chose à voir dehors, pas même un oiseau car nous sommes trop loin de la côte, ce qui n'est pas pour me déplaire d'ailleurs. En revanche, à l'intérieur, au fin fond des entrailles, il y aura de quoi regarder car ce matin je visite la salle des machines. Cette appellation...bateau recouvre en fait un ensemble de salles occupant tout le volume arrière de la coque sur plus de 60 m de longueur. Enfilons donc des chaussures de sécurité, mettons un casque anti-bruit et c'est parti pour une visite hors-norme en compagnie du capitaine en second. Vous allez bien m'accompagner même si je vous abreuve de chiffres au passage ? Bien.
  L'entrée se fait depuis le chateau au niveau du pont principal. La première salle est celle de contrôle, lieu de commande et de surveillance de toutes les machineries du navire. C'est impressionnant. Ici, on assume la taille du bateau, on fait dans la démesure ! Puis on descend dans les pièces techniques : ateliers, salle des pompes et local du bouilleur. Vu la taille de l'équipement, on suppose vite que ça ne sert pas seulement à disposer d'une douche chaude. En fait il assure le réchauffage du fioul lourd pour le liquéfier avant qu'il ne soit introduit dans les moteurs.
  Une autre salle suit avec deux énormes moteurs diésel bleus de 3 MW (4 000CV) à 700 tr/mn. Ils tournent par paire en alternance avec les deux autres situés dans une seconde salle sur l'autre côté du Musca. Ce sont ces moteurs qui fournissent toute l'énergie hydraulique et électrique - sous 6 600 V - nécessaire. Ils ne s'arrêtent donc jamais et ce sont eux qui sont responsables du bruit permanent dont je ne comprenais pas l'origine. Ici, les bouchons d'oreille ou le casque anti-bruit sont indispensables. Hein ? comment ? vous dites ? En traversant la salle, nous atteignons une porte qui s'ouvre sur...
  ...une cathédrale ! dans laquelle j'entre en surplomb. Époustouflante impression de gigantisme. Plus de 20 m de haut, 40 m de large et une longueur qui va se perdre à la poupe. Des bas-côtés nervurés par les membrures de la coque, des nappes de tuyauteries jouant les croisées d'ogive et dans la nef, du premier à l'arrière-plan, sa majesté LE moteur ! J'aurais bien vu là une turbine entraînant des arbres d'hélice ou encore un très gros diésel-électrique, de ceux avec des cylindres partout... Mais non. Un bête moteur diésel 2 temps de 12 cylindres en ligne, mais quelle ligne ! 24 m de long ! Et tout est à l'avenant. Le poids ? 3 000 T. Les pistons ? 1 m de diamètre. Les bielles ? environ 4 m de long. La puissance ? 100 000 CV. La vitesse de rotation ? Euh... là, lente, très lente, de 50 à 100 tr/mn. L'échappement ? une cheminée de 5 m de diamètre. La maintenance ? un piston, une chemise de cylindre et une bielle sont approvisionnés, prêts à un remplacement en mer. La surveillance ? la salle de contrôle durant la marche, l'entrée dans le moteur arrêté, debout, par des portes de visite au pied de chaque cylindre. Ce moteur est l'un des représentants des plus gros moteurs du monde. C'est tellement gigantesque tout ça que je ne peux m'empêcher d'en rire et je lis sur le visage du second la fierté de diriger une telle machinerie. Je descends alors d'interminables volées d'escalier pour arriver tout au fond et rejoindre l'arbre d'hélice tournant à 50 tr/mn. Il mesure 80 cm de diamètre et va rejoindre une seule hélice à six pales de 9 m de diamètre.
  J'y resterais des heures mais nous reprenons de la hauteur pour rejoindre une des deux coursives qui mènent à l'avant. Un panneau avertit de tenir fermement le cadre de la porte en passant dans la coursive pour éviter les chutes. Sage précaution car je quitte les 40°C de la cathédrale et sa surpression d'air pour passer à une température et une pression normales. Ça souffle vraiment très fort au passage de la porte ! Suit un long cheminement jusqu'à l'avant, entre coque extérieure et paroi interne le long de la cale emplie de conteneurs, les ballasts sous les pieds et des tuyauteries sur la tête, des canalisations, des câbles et des transfos 6 600/440 V tout du long, pour déboucher finalement à la pointe avant dans une salle à l'échelle du reste. Deux énormes cylindres joignent le sol au plafond. Ce sont les puits de chaîne où sont lovés 300 m de bonne ferraille reliée aux ancres. Nous faisons ensuite demi-tour et ressortons par la salle de commande en croisant quelques techniciens. Le second me précise que 9 personnes sont affectées ici soit 1/3 de l'équipage au complet. Travail intéressant sans doute mais exercé dans des conditions difficiles de chaleur et de bruit, sans jamais voir le jour et 24 h / 24 h. Pour ces marins, l'embarquement n'est pas vraiment synonyme de vie au grand air.
  Dans l'après-midi, le Musca remonte le golfe d'Oman en direction du golfe Persique. Il fait 31°C et le ciel commence à se voiler. A la passerelle, les marins m'informent que nous approchons d'une zone à baleines. J'espère bien en voir car j'ai raté les dauphins qui ont joué à l'étrave pendant un moment durant la traversée du canal de Suez.
















lundi 30 mai 2016

jours 20 et 21


mercredi 16 et jeudi 17 mars 2016

  Ces deux journées se déroulent dans de très bonnes conditions de navigation. Sous un ciel débarrassé de la brume et par une température jamais inférieure à 30°C, le porte-conteneurs taille sa route le long du 12ème  parallèle nord dans une mer calme sans houle ni vague. Stabilité absolue du Musca qui, plus que jamais, évoque une île émergeant d'un lac.
  Mercredi, je n'ai vu qu'un seul cargo. Cet isolement m'inquiète un peu et je m'imagine vivre les abordages d'antan avec des pirates prêts à tout. C'était terrible même si les mœurs de l'époque préparaient les gens à ces atrocités. En me projetant dans cet imaginaire, je perçois à nouveau le décalage abyssal entre les scènes d'action d'un film sensées nous placer au cœur de l'action, et ne serait-ce que la mise en situation réelle avec une perspective latente d'attaque extrêmement ténue. Les films, y compris de voyage, ne sont que de très pales succédanés de la réalité ; il leur manque tant de choses concrètes...
  Jeudi, alors que nous venions juste de passer un imposant bateau militaire arrêté et surveillant la zone, nous voyons sur le radar un petit bateau se déplaçant à 25 kn et dont la route coupe la nôtre. Il s'arrête 2 miles avant ce croisement alors que deux petits cargos arrivent en face. Tous ces navires seront rassemblés d'ici quelques dizaines de minutes. A bord, les jumelles sont braquées sur eux, sans oublier de surveiller l'arrière de temps en temps. Au bout de 2 à 3 minutes la petite embarcation repart à la même grande vitesse vers la côte yéménite et disparait. Soulagement. Ces petits bateaux rapides servent à la pêche mais peuvent aussi cacher une dizaine d'assaillants sous des bâches, les rendant indétectables aux jumelles. Alors ? Pêcheurs pressés ou pirates ayant vu derrière nous la présence militaire ? La question demeurera sans réponse mais elle traduit bien la crainte permanente d'une mauvais rencontre. On devient vite paranoïaque dans ces coins-là...
  A 13 h, la pendule a encore progressé d'une heure et en soirée nous passons devant Salalah, principal port d'Oman.





dimanche 29 mai 2016

jour 19


mardi 15 mars 2016

  La journée d'hier a été marquée surtout par l'élévation de température extérieure avec 31 à l'ombre dans l'après-midi. La visibilité est restée réduite en raison de l'intense évaporation et les écrans filtrants de la passerelle sont restés baissés. Vers 10 h, nous avons franchi la frontière entre l'Arabie Saoudite et le Yémen, pays toujours en guerre avec son voisin et placé sous un embargo dévastateur pour la population.
  Aujourd'hui, ce sera le passage du détroit de Bab el Mandeb (la porte des lamentations). Dès le début de matinée, des îlots rocheux apparaissent de part et d'autre du navire, de plus en plus nombreux et de plus en plus proches. Le goulet, car c'en est un, n'est plus très loin. En arrivant à la passerelle, j'ai une surprise. Là, sur ma gauche, soigneusement alignés et tout neuf - ce qui me rassure un peu - il y a quatre gilets pare-balles et quatre casques. Devant moi, un marin est absorbé dans la surveillance des abords aux jumelles. Pour dédramatiser la situation, les marins présents me font essayer l'équipement. C'est diablement lourd ! mais si c'est utile... Il est donc clair que le Musca vient d'entrer dans la zone de piraterie. Par 30°C, la visibilité n'atteint plus qu'une dizaine de kilomètres et est accompagnée d'un vent de face monté à 35 kn en raison de l'étranglement du détroit. Ceci et la taille de notre navire devrait nous mettre à l'abri d'une attaque provenant d'un petit bateau. Comme nous arrivons à l'entrée de la passe canalisée, nous croisons un navire militaire arborant à l'avant un gros canon monté sur tourelle.
  Puis le passage se réduit à une vingtaine de kilomètres avec des hauts-fonds et des îlots tout autour. Le plancher maritime remonte très vite vers 200 m en moyenne et la navigation devient plus pointue, partagée entre deux sens opposés circulant à droite avec un fort courant de surface en direction de l'océan indien. Chaque corridor mesure moins de 3 km de large et je ne vois pas de balise. Pour passer, la navigation s'organise en convoi libre et la présentation cartographique des images radar s'avère un auxiliaire précieux. Ce n'est pas là qu'il faudrait tomber en avarie de moteur ou de gouvernail ! A 13 h 30, la zone la plus étroite est franchie et nous débouchons dans le golfe d'Aden. Djibouti se trouve sur tribord à environ 100 km alors que la ville d'Aden est à 200 km sur bâbord. Devant nous et à très basse altitude, deux hélicoptères militaires (américains ? français ?) survolent les cargos avant de poursuivre leur mission, sans doute de surveillance. En effet, entre autres pour endiguer avec un certain succès les actes de piraterie dans cette zone importante sur le plan commercial et combien instable, les États-Unis et la France, mais aussi l'Allemagne, le Japon et la Chine entretiennent des bases militaires à Djibouti.
  Sur la table à carte est déployée celle qui couvre le golfe d'Aden et la mer arabique. Au nord, le Yémen et Oman, au sud la Somalie. Un grand rectangle de couleur recouvre toute la zone avec en surimpression la mention "zone à haut risque", au cas où en douterait... A mi-distance des deux côtes figure un grand corridor dit "sécurisé" qu'il est conseillé d'emprunter pour se rendre en Asie. La sécurité y est toutefois relative comme l'ont démontré des attaques récentes mais la présence de bateaux militaires et la navigation en convoi jouent tout de même un rôle dissuasif.
  Dans le cartouche de la carte, des recommandations générales mais détaillées sont données quant au comportement à adopter en cas de tentative d'abordage puis de prise de contrôle du navire. Certaines me laissent songeur comme la préconisation d'arroser à la lance à incendie le canot des assaillants. Le rédacteur de la consigne voit-il encore les pirates avec un couteau entre les dents ? Pour ma part, j'ai bien peur que l'arroseur se retrouve à son tour arrosé... à la mitraillette !
  A 14 h 30, le second vient m'avertir qu'il y aura un exercice incendie dans une heure. Rien de tel que d'occuper les hommes pour éviter de "gamberger". A 15 h 30 donc, tout le monde est rassemblé sur le pont principal ( upper deck ). Début de l'exercice, mise en action des lances incendie aux jets puissants, équipement d'un marin avec la tenue spéciale pour haute température (ça me parait très long cet habillage) puis fin de l'exercice. Son analyse est ensuite effectuée par le capitaine dans la salle de réunion et elle est suivie d'un ensemble de questions posées aux membres de l'équipage pour réviser les connaissances. L'ambiance est sérieuse mais détendue.
  Après dîner, j'assiste à un splendide mais bref coucher de soleil puis je jette un coup d’œil sur la carte ce qui me fait comprendre que nous ne nous engageons pas dans le corridor sécurisé mais que nous allons longer la côte du Yémen en prenant la route la plus courte vers Dubaï. Ça ne me rassure pas du tout ça.











vendredi 27 mai 2016

jour 17


dimanche 13 mars 2016

  Au réveil, la brume est moins dense que ces derniers jours, sans doute parce que nous sommes à terre mais elle a toujours cette couleur jaune. Je ne descends pas du bateau faute de réelle motivation et faute de temps aussi car je ne suis plus en Europe et les contrôles à l'immigration sont tatillons et très longs et nous devons repartir en début d'après-midi. Alors, je me complais à regarder la ronde des conteneurs apportés et enlevés par les camions, à écouter le concert des klaxons de recul parmi les chocs sourds des manutentions. J'en prends plein les yeux et les oreilles car c'est la dernière fois que j'assiste à ce spectacle. Au prochain port, je quitterai le navire et toutes ces ambiances si particulières, si passionnantes et agréables pour moi. Le port est très animé et sans conteste semble le plus efficace de mon voyage, ne présentant aucune interruption dans les approvisionnements et les enlèvements des conteneurs au pied des grues. Il est très étendu aussi, à l'aise pour s'étaler sur une côte totalement plate et sans aucun relief en arrière-plan.
  A 13 h 30, le Musca quitte son quai par une impressionnante mise en biais pour s'aligner vers la sortie. Il faudra deux remorqueurs et 1/4 d'heure pour accomplir la manœuvre avec un vent traversier de 10 kn. Puis nous remontons les darses en toisant les vraquiers dont un est rempli de céréales qui font le bonheur d'une foule d'oiseaux plongeant avec force pépiement à fond de cale (dans tous les sens de l'expression). La sortie par le chenal balisé est facile. Tandis qu'un marin ramène les couleurs, je vois une multitude de hauts-fonds sablonneux à fleur d'eau, parfaitement visibles du haut de la passerelle, laissant imaginer une quantité de naufrages par le passé. Ensuite, nous mettons le cap vers le sud de la mer Rouge et le golfe d'Aden. Derrière, s'étirant sur des dizaines de kilomètres le long de la côte, à environ 200 m du sol, une mince bande hésitant entre grisaille et jaune rappelle la présence de la pollution. C'est une constante dans ces ports des pays chauds en l'absence de vent dispersant et le bleu du ciel espéré dans ces zones aux pluies rares est le plus souvent absent, voilé par l'évaporation intense de la mer ou masqué par les vents de sable ou prisonnier d'une pollution tenace.
  En soirée, je retourne à l'extérieur de la passerelle et je m'y m'attarde longuement. Les étoiles ont perforé petit à petit l'écran noir du ciel enfin débarrassé de ces brumes envahissantes et je ressens la profondeur de l'infini. Soudain, j'entends des bruits très proches qui ressemblent à des cris d'oiseaux et que j'attribue au vent soufflant dans les bastingages. Mais c'est bien une nuée d'oiseaux de la taille de pigeons qui s'envole du dessus de la passerelle et se met à tournoyer au-dessus de ma tête, plongeant et virevoltant dans un concert de cris moyennement rassurant avant de s'enfuir vers les conteneurs. Hitchcock en live.
  J'aime beaucoup la nuit en mer, j'en oublie le temps qui passe. Enfin, je rejoins ma cabine et reprends l'écriture de mon histoire qui se déroule... sur un bateau. 









jeudi 26 mai 2016

jour 16

 

samedi 12 mars 2016

  La nuit a été très humide et les hublots sont ruisselants ce matin. Nous nous arrêtons vers 8 h pour une durée indéterminée à une centaine de kilomètres de DJEDDAH, notre destination. Décidément, la marine marchande est une école de la patience. Il n'y a pas de vent et la température est déjà de 28°C à l'ombre. La mer est lisse et tout l'horizon est noyé dans une brume de chaleur. Un cargo passe devant nous à faible distance et j'assiste encore à un phénomène qui m'étonne. En fendant l'eau, son étrave génère une onde de quelques vagues de faible hauteur. Et pourtant, lorsqu'elles atteignent notre coque, elles provoquent de petites agitations de nos 110 000 tonnes, rapides et désagréables, puis elles repartent dans l'autre sens en formant un grand arc de cercle. Un second train d'ondes plus petites leur emboite le pas 100 m en arrière comme créé ex-nihilo. Toujours aussi surprenante la propagation des ondes. 
  Avec la chaleur, l'horizon est devenu indiscernable même aux jumelles et le soleil diffuse dans l'air et dans la mer, rendant celle-ci argentée et aveuglante sur un bon quart du panorama. Il sera difficile de faire un point au sextant aujourd'hui. Chaque jour en effet un marin sort de la passerelle à midi et fait un relevé en posant une alidade sur un des deux compas perchés en haut des fûts situés près des répétiteurs de commandes situés sur les ailerons. Et cela malgré les deux GPS très professionnels. Tradition ?
  On repart tranquillement à 13 h pour atteindre Djeddah à 18 h 30. Il fait encore 27°C et l'arrivée de la nuit accroit l'humidité ambiante. Dès que je sors de l'ambiance climatisée de la passerelle avec mon appareil photo, il se couvre à vue d’œil de buée et je dois sans cesse essuyer l'objectif. Le front de mer est très étendu pour cette agglomération de 4 millions d'habitants, porte d'entrée vers la Mecque et pour toutes les marchandises venant en Arabie Saoudite par bateau. De très loin malgré la brume, je voyais un gigantesque jet d'eau qui dansait avec ses 300 m de hauteur (le plus haut du monde) mais je n'ai pas vu la construction en cours du plus haut bâtiment  qui atteindra plus de 1 000 m à son achèvement en 2017.
  Le Musca pénètre dans un des chenaux d'accès qu'il faut suivre avec précision tant les hauts-fonds sont légions en avant-port et il franchit l'entrée du port marqué par une capitainerie et son phare absolument remarquables. Puis il se glisse majestueusement entre les cargos et petits paquebots à l'ancienne, avec coursives devant les cabines et tonture de pont très marquée. Enfin, c'est le demi-tour sans problème dans les 500 m du bassin. La routine, quoi.
  Ce navire est un mystère. Gargantuesque avec ses milliers de conteneurs engloutis, d'une dimension démente vu du sol, il prend une taille humaine depuis la passerelle située aux trois-quart de sa longueur avec une proue qui ne semble pas perdue tout là-bas et cependant... il faut 5 mn de marche pour passer de l'avant à l'arrière ! Son gigantisme n'apparait jamais mieux que dans les ports, comme ici à Djeddah, quand vous surplombez tous les autres navires, impression d'être une vedette, regardée par de nombreuses paires d'yeux, et nous planant à 60 m, venant se ranger le long d'un quai où des lilliputiens s’agitent autour de camions jouets.
  Et les opérations commerciales reprennent sans attendre alors que je regarde de nouveau la Lune dans mes binoculaires et que l'officier Ukrainien me dit qu'il débarquera aussi à Djebel Ali, le port de Dubaï, son contrat prenant fin. Monde complexe et passionnant que celui de la marine marchande, entre propriétaire, affréteur, armateur, marins et officiers embarquant et débarquant au gré des congés et de leurs contrats.











mercredi 25 mai 2016


jour 15

 

vendredi 11 mars 2016

  Journée de transition pour cette fin de deuxième semaine à bord. Je m'y sens comme chez moi maintenant ; mieux, je m'y sens chez moi avec un attachement particulier au coin lit, lieu privilégié de mes rêveries éveillées.
  Le Musca trace sa route à 14 kn dans la mer Rouge, enfin... grise car le ciel est totalement voilé. Il fait déjà 23°C en début de matinée. A l'extérieur de la passerelle, un marin nettoie sous pression les sols et les parois, couverts d'une grosse suie. Cette opération est quasi quotidienne dès que le vent faiblit ou que le bateau avance à vitesse réduite comme hier sur le canal. Dans ces cas, l'épais panache noir sortant de l'énorme cheminée ne se disperse plus hors du navire en créant souvent ces traînées brunâtres qui accompagnent les cargos sur des kilomètres, il se rabat sur le bateau et l'enrobe d'un mouchetis noir d'un effet discutable. Devant ça, on prend forcément conscience du caractère très polluant du fioul lourd et des conséquences qui en résultent pour la population des ports, comme à Beyrouth il y a quelques jours.
  Pour rester raccord, je lave mon linge également, dans la laverie équipée d'une machine très performante et silencieuse. Puis, à 13 h, la pendule se précipite pour atteindre 14 h. Magie des faisceaux horaires, magie des heures légales, cette fois c'est en faisant route au sud qu'on change d'heure !
  Ce soir, j'ai regardé la Lune aux jumelles. Oh ! pas un grand morceau. C'est le tout début du premier quartier, avec un fin croissant tourné vers l'horizon, du côté où le soleil vient de se coucher. Et là... une vision fantastique qui me surprend totalement et que je mets un moment à comprendre. 
  Tout d'abord, le disque m'apparait complet. Pas seulement le croissant lumineux que je voyais à l’œil nu, tout en bas, mais également toute la face, grise, mais où je distingue de nombreuses taches. C'est la Terre qui renvoie de la lumière solaire vers la Lune en quantité insuffisante pour s'en apercevoir sans matériel mais mise en évidence par les jumelles.
  La seconde surprise provient d'une impression de présence, de matérialité évidente et pas seulement en raison du grossissement (x7) somme toute assez modeste. D'ordinaire, par son éloignement, la Lune se présente aux yeux comme une tache dans le ciel, pas comme un globe. Avec un télescope, la tache grossi et affiche des détails à la manière de photos agrandies. Mais avec des jumelles, la vision devient binoculaire et de part l'écartement des lentilles frontales supérieur à celui des yeux, il s'agit de binoculaire augmenté. Cette vision en relief accru, utile en mer pour observer l'environnement maritime, se révèle dans le cas présent être un formidable outil pour appréhender notre satellite dans sa réalité toute en volume. C'est la première fois que je le vois ainsi et c'est marquant.


















 




jour 14

 

jeudi 10 mars 2016

  Je me réveille. Il est 4 h. Par acquit de conscience, je relève un store occultant pour jeter un coup d’œil dehors. Bon sang ! Ils ne m'ont pas réveillé ! Dans la nuit noire, Port-Saïd et ses rizières au premier plan défilent lentement sur tribord. Je m'habille en moins de temps que lors de l'alerte incendie et je me précipite à la passerelle, appareil photo en main. Il y a du monde. Presque tous les officiers sont là, le capitaine aussi, ainsi que deux pilotes les yeux rivés droit devant. Le Musca glisse lentement dans un grand trou noir qui débute juste après la proue. De part et d'autre du navire, les berges sont visibles, très proches. J'essaie de me concentrer mais malgré l'obscurité régnant dans la passerelle et à l'extérieur, je ne parviens pas à voir plus d'une bouée dans le chenal ; et encore... C'est légèrement angoissant car avec une largeur moyenne de 380 m, le canal n'offre aux gros bateaux qu'un étroit couloir navigable d'environ 200 m de largeur sur 24 m de profondeur, une misère pour notre porte-conteneurs de 45 m de large et 350 m de long. A la passerelle, le silence n'est rompu que par le chuintement de la ventilation et on sent bien l'attention exigée de chacun. Vers 5 h l'aube débute mais le soleil est masqué par une brume jaune épaisse recouvrant le Sinaï. Tant pis pour la photo...bateau ! Il fait 15 °C.
  Avec ses 162 km (195 avec les chenaux d'accès), le canal constitue une coupure physique radicale entre l'Afrique et l'Asie mais aussi entre la plaine fertile du Nil et les sables du Sinaï. C'est frappant vu depuis la hauteur de la passerelle d'où le regard porte loin. A tribord, côté ouest donc, une route fréquentée, un train circulant non loin, des villages et des villes, des palmeraies et des champs, soit tous les attributs d'un pays développé. A bâbord, le sable infini dressé en cordon issu du creusement et suivi des dunes du désert. C'est aussi sur cette rive orientale qu'émerge un gros village comme figé dans le temps, tout enrobé d'une brume ocre, avec ses rues désertes si ce n'est la présence d'un âne tirant une carriole. Je regarde longtemps cette trace de vie simple, jusqu'à son évanouissement derrière nous. Cette vision fait résonner en moi des images de la Tunisie profonde et je comprends combien j'aime ces endroits arides et frustres.
  Alors que le jour est bien levé maintenant et qu'une petite brume persiste, le canal connait un regain d'activité. De nombreux canots à rames longent les rives, chargés de jeunes qui prennent plaisir à jouer au bouchon avec l'onde frontale créée par le bateau, onde si dérisoire vue d'en haut, onde si puissante ressentie depuis la surface totalement lisse du canal. Ailleurs, des pêcheurs déroulent ou relèvent leurs filets tendus depuis les berges. Plus loin, près du grand lac, il y aura même des felouques gréées avec leur voile latine triangulaire, images du Nil éternel.
  Pendant plusieurs dizaines de minutes vers 7 h, j'assiste à des migrations d'oiseaux remontant le canal vers le nord. Parfois volant plus bas que ma position de survol, des canards passent en formation, parfois en petits groupes. Il y a aussi des pélicans et d'autres espèces qui me sont inconnues. Pour eux aussi, la construction de ce canal a eu un impact en leur offrant une direction, un couloir protégé des chasseurs et riche en poissons. C'est une rencontre qui ne me laisse pas insensible.
  Au tiers du parcours, près d'El Quantara (le pont en arabe) surgit le gigantesque pont du canal de Suez ( Moubarak Peace Bridge), premier ouvrage de franchissement, construit entre1992 et 1999 soit presque le temps nécessaire au percement du canal initial 150 ans plus tôt. Avec sa travée centrale perchée à 70 m au-dessus des flots, il a défini la hauteur maximale des cargos en donnant naissance au concept de Suezmax. Le nôtre vient tutoyer l'intrados du tablier d'acier. Conçu pour désenclaver le Sinaï, il ne supportera aucun véhicule durant tout notre passage, les conducteurs semblant préférer les nombreux bacs disséminés le long du canal malgré l'attente due aux convois des cargos.
  Mais deux mots sur ce canal percé entre 1859 et 1867. Contrairement à celui de Panama, il ne comporte aucune écluse car le paysage est plat et le niveau des mers reliées quasi identique. En revanche, il passe aussi dans des lacs, au nombre de trois, pas dans un but de s'alimenter en eau mais dans celui de créer des zones de mouillage pour des cargos en panne et remorqués jusque là ou en attente de croisement de convois. C''est pour limiter ces attentes, voire les supprimer, et augmenter les capacités de passage que le canal initial a été considérablement élargi et approfondi au fil des décennies, passant d'une section trapézoïdale d'environ 90 x 11 m à 350 x 24 m. Dans le même but, l'élargissement de 2014 permet maintenant une circulation à double sens sur 35 km auquel s'ajoute le creusement d'un second canal de 37 km dans le sens montant sur la rive est. Des travaux titanesques se poursuivent pour l'extension de ce dernier. Il faut dire qu'au plan économique, avec un trafic de jour comme de nuit supérieur à 20 000 navires annuels, les 5 milliards de dollars de revenu généré par le canal représentent 20 % du budget de l’État Égyptien. C'est aussi en raison de ce second canal que le plus grand pont tournant ferroviaire du monde (le pont El Ferdan inauguré en 2001) n'est plus en service, dressant fièrement sur fond de désert ses poutrelles métalliques cantilever en souvenir d'une utilité qu'il retrouvera si son pendant est construit sur l'autre canal.
  A quelques kilomètres au sud du pont d'El Ferdan j'ai soudain la vision étonnante et rarissime de deux bâtiments se jouxtant de manière incongrue, totalement incroyable, inimaginable en France. Il s'agit d'une mosquée  bâtie juste à côté d'une église. J'aurais aimé en savoir plus...
  La sécurité de passage est assurée de différentes façons : par le franchissement en convoi avec un espacement d'environ 1 mile entre navire, l'accompagnement par des remorqueurs prêts à suppléer une panne moteur, par le pointage régulier devant les sémaphores placés tout au long du trajet, mais aussi par l'armée. En effet, survivance des confrontations passées avec Israël, un mur longe tout le canal sur la rive occidentale, renforcé par la présence de postes  et de casernes. Côté oriental, on retrouve des postes militaires bien visibles tous les trois ou quatre kilomètres et un mur au cheminement et à la continuité moins réguliers. De nos jours, cette présence se veut dissuasive à l'encontre de la piraterie.
  Le temps est devenu chaud, sans vent, splendide malgré la persistance de la brume et je prends un plaisir infini à descendre ce canal de légende creusé entre désert et oasis, sur un bateau placé par chance en tête de convoi, survolant un décor exotique à 9 kn et 55 m d'altitude, comme dans un ULM qui ferait du radada tout en oubliant d'avancer.
  Plus loin, nous dépassons le grand lac Amer, amorçons une courbe à droite, passons sous une ligne à très haute tension et Suez apparait, sortie du canal et porte d'entrée dans le golfe de Suez qui constitue, avec le golfe d'Aqaba, l'extrémité nord de la mer Rouge, autre lieu célèbre. La ville de 500 000 habitants est atteinte vers 13 h. Des remorqueurs, un dock flottant, beaucoup de navires en attente et début du chenal de sortie. Au bout d'une heure nous le quittons et reprenons une vitesse de croisière de 13 kn.

  J'ai alors un petit pincement au cœur. J'ai vu cet endroit connu à l'école primaire, brièvement découvert dans des reportages télé, aux images fantasmées. Et maintenant, c'est fini. Il est derrière moi, et pour longtemps sans doute... Je passe le reste de la journée à digérer ce souvenir, à en extraire les moments forts, et ils furent nombreux. Soudain, dans un éclair de lucidité, je comprends que je viens de franchir une sorte d'écluse, un long sas sans porte, transition entre deux mondes océaniques sur la route des Indes. Encore un mythe et ce n'est pas le dernier du parcours.