mercredi 25 mai 2016



 




jour 14

 

jeudi 10 mars 2016

  Je me réveille. Il est 4 h. Par acquit de conscience, je relève un store occultant pour jeter un coup d’œil dehors. Bon sang ! Ils ne m'ont pas réveillé ! Dans la nuit noire, Port-Saïd et ses rizières au premier plan défilent lentement sur tribord. Je m'habille en moins de temps que lors de l'alerte incendie et je me précipite à la passerelle, appareil photo en main. Il y a du monde. Presque tous les officiers sont là, le capitaine aussi, ainsi que deux pilotes les yeux rivés droit devant. Le Musca glisse lentement dans un grand trou noir qui débute juste après la proue. De part et d'autre du navire, les berges sont visibles, très proches. J'essaie de me concentrer mais malgré l'obscurité régnant dans la passerelle et à l'extérieur, je ne parviens pas à voir plus d'une bouée dans le chenal ; et encore... C'est légèrement angoissant car avec une largeur moyenne de 380 m, le canal n'offre aux gros bateaux qu'un étroit couloir navigable d'environ 200 m de largeur sur 24 m de profondeur, une misère pour notre porte-conteneurs de 45 m de large et 350 m de long. A la passerelle, le silence n'est rompu que par le chuintement de la ventilation et on sent bien l'attention exigée de chacun. Vers 5 h l'aube débute mais le soleil est masqué par une brume jaune épaisse recouvrant le Sinaï. Tant pis pour la photo...bateau ! Il fait 15 °C.
  Avec ses 162 km (195 avec les chenaux d'accès), le canal constitue une coupure physique radicale entre l'Afrique et l'Asie mais aussi entre la plaine fertile du Nil et les sables du Sinaï. C'est frappant vu depuis la hauteur de la passerelle d'où le regard porte loin. A tribord, côté ouest donc, une route fréquentée, un train circulant non loin, des villages et des villes, des palmeraies et des champs, soit tous les attributs d'un pays développé. A bâbord, le sable infini dressé en cordon issu du creusement et suivi des dunes du désert. C'est aussi sur cette rive orientale qu'émerge un gros village comme figé dans le temps, tout enrobé d'une brume ocre, avec ses rues désertes si ce n'est la présence d'un âne tirant une carriole. Je regarde longtemps cette trace de vie simple, jusqu'à son évanouissement derrière nous. Cette vision fait résonner en moi des images de la Tunisie profonde et je comprends combien j'aime ces endroits arides et frustres.
  Alors que le jour est bien levé maintenant et qu'une petite brume persiste, le canal connait un regain d'activité. De nombreux canots à rames longent les rives, chargés de jeunes qui prennent plaisir à jouer au bouchon avec l'onde frontale créée par le bateau, onde si dérisoire vue d'en haut, onde si puissante ressentie depuis la surface totalement lisse du canal. Ailleurs, des pêcheurs déroulent ou relèvent leurs filets tendus depuis les berges. Plus loin, près du grand lac, il y aura même des felouques gréées avec leur voile latine triangulaire, images du Nil éternel.
  Pendant plusieurs dizaines de minutes vers 7 h, j'assiste à des migrations d'oiseaux remontant le canal vers le nord. Parfois volant plus bas que ma position de survol, des canards passent en formation, parfois en petits groupes. Il y a aussi des pélicans et d'autres espèces qui me sont inconnues. Pour eux aussi, la construction de ce canal a eu un impact en leur offrant une direction, un couloir protégé des chasseurs et riche en poissons. C'est une rencontre qui ne me laisse pas insensible.
  Au tiers du parcours, près d'El Quantara (le pont en arabe) surgit le gigantesque pont du canal de Suez ( Moubarak Peace Bridge), premier ouvrage de franchissement, construit entre1992 et 1999 soit presque le temps nécessaire au percement du canal initial 150 ans plus tôt. Avec sa travée centrale perchée à 70 m au-dessus des flots, il a défini la hauteur maximale des cargos en donnant naissance au concept de Suezmax. Le nôtre vient tutoyer l'intrados du tablier d'acier. Conçu pour désenclaver le Sinaï, il ne supportera aucun véhicule durant tout notre passage, les conducteurs semblant préférer les nombreux bacs disséminés le long du canal malgré l'attente due aux convois des cargos.
  Mais deux mots sur ce canal percé entre 1859 et 1867. Contrairement à celui de Panama, il ne comporte aucune écluse car le paysage est plat et le niveau des mers reliées quasi identique. En revanche, il passe aussi dans des lacs, au nombre de trois, pas dans un but de s'alimenter en eau mais dans celui de créer des zones de mouillage pour des cargos en panne et remorqués jusque là ou en attente de croisement de convois. C''est pour limiter ces attentes, voire les supprimer, et augmenter les capacités de passage que le canal initial a été considérablement élargi et approfondi au fil des décennies, passant d'une section trapézoïdale d'environ 90 x 11 m à 350 x 24 m. Dans le même but, l'élargissement de 2014 permet maintenant une circulation à double sens sur 35 km auquel s'ajoute le creusement d'un second canal de 37 km dans le sens montant sur la rive est. Des travaux titanesques se poursuivent pour l'extension de ce dernier. Il faut dire qu'au plan économique, avec un trafic de jour comme de nuit supérieur à 20 000 navires annuels, les 5 milliards de dollars de revenu généré par le canal représentent 20 % du budget de l’État Égyptien. C'est aussi en raison de ce second canal que le plus grand pont tournant ferroviaire du monde (le pont El Ferdan inauguré en 2001) n'est plus en service, dressant fièrement sur fond de désert ses poutrelles métalliques cantilever en souvenir d'une utilité qu'il retrouvera si son pendant est construit sur l'autre canal.
  A quelques kilomètres au sud du pont d'El Ferdan j'ai soudain la vision étonnante et rarissime de deux bâtiments se jouxtant de manière incongrue, totalement incroyable, inimaginable en France. Il s'agit d'une mosquée  bâtie juste à côté d'une église. J'aurais aimé en savoir plus...
  La sécurité de passage est assurée de différentes façons : par le franchissement en convoi avec un espacement d'environ 1 mile entre navire, l'accompagnement par des remorqueurs prêts à suppléer une panne moteur, par le pointage régulier devant les sémaphores placés tout au long du trajet, mais aussi par l'armée. En effet, survivance des confrontations passées avec Israël, un mur longe tout le canal sur la rive occidentale, renforcé par la présence de postes  et de casernes. Côté oriental, on retrouve des postes militaires bien visibles tous les trois ou quatre kilomètres et un mur au cheminement et à la continuité moins réguliers. De nos jours, cette présence se veut dissuasive à l'encontre de la piraterie.
  Le temps est devenu chaud, sans vent, splendide malgré la persistance de la brume et je prends un plaisir infini à descendre ce canal de légende creusé entre désert et oasis, sur un bateau placé par chance en tête de convoi, survolant un décor exotique à 9 kn et 55 m d'altitude, comme dans un ULM qui ferait du radada tout en oubliant d'avancer.
  Plus loin, nous dépassons le grand lac Amer, amorçons une courbe à droite, passons sous une ligne à très haute tension et Suez apparait, sortie du canal et porte d'entrée dans le golfe de Suez qui constitue, avec le golfe d'Aqaba, l'extrémité nord de la mer Rouge, autre lieu célèbre. La ville de 500 000 habitants est atteinte vers 13 h. Des remorqueurs, un dock flottant, beaucoup de navires en attente et début du chenal de sortie. Au bout d'une heure nous le quittons et reprenons une vitesse de croisière de 13 kn.

  J'ai alors un petit pincement au cœur. J'ai vu cet endroit connu à l'école primaire, brièvement découvert dans des reportages télé, aux images fantasmées. Et maintenant, c'est fini. Il est derrière moi, et pour longtemps sans doute... Je passe le reste de la journée à digérer ce souvenir, à en extraire les moments forts, et ils furent nombreux. Soudain, dans un éclair de lucidité, je comprends que je viens de franchir une sorte d'écluse, un long sas sans porte, transition entre deux mondes océaniques sur la route des Indes. Encore un mythe et ce n'est pas le dernier du parcours.


























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